28
La fuite du Prince
Harry eut l’impression que lui aussi était précipité dans le vide. Ce n’était pas vrai… Il n’avait pas pu arriver une chose pareille…
— Vite, filons d’ici, dit Rogue.
Il attrapa Malefoy par la peau du cou et l’obligea à franchir la porte, en passant devant les autres. Greyback, ainsi que l’homme à la silhouette massive et sa sœur trapue, les suivirent, ces deux derniers haletant d’excitation. Lorsqu’ils furent hors de vue, Harry s’aperçut qu’il avait retrouvé sa liberté de mouvement. Cette fois, ce n’était plus un sortilège qui le paralysait dos au mur, mais l’horreur et le désarroi. Il rejeta sa cape d’invisibilité au moment où le dernier Mangemort, l’homme aux traits grossiers, franchissait la porte et disparaissait dans l’escalier.
— Petrificus totalus !
Le Mangemort se cambra comme s’il avait reçu un coup dans le dos et tomba par terre, raide comme une figure de cire, mais à peine avait-il touché le sol que Harry l’enjambait déjà et dévalait l’escalier obscur.
Il sentait son cœur déchiré d’effroi… Il devait retrouver Dumbledore et attraper Rogue… D’une certaine manière, les deux choses étaient liées… S’il parvenait à faire l’une et l’autre, il pourrait inverser le cours des événements… Il était impossible que Dumbledore soit mort…
Il sauta d’un bond les dix dernières marches de l’escalier en colimaçon et s’immobilisa à l’endroit où il avait atterri, sa baguette levée : le couloir faiblement éclairé était envahi de poussière. La moitié du plafond semblait s’être effondrée et un combat faisait rage un peu plus loin. Mais alors qu’il essayait de distinguer les adversaires, il entendit la voix haïe s’écrier : « C’est fini, il faut partir, maintenant ! » Et il vit Rogue disparaître à l’angle d’un mur, tout au bout du couloir. Malefoy et lui avaient réussi à traverser la bataille indemnes. Lorsque Harry se lança à leur poursuite, l’un des combattants se détacha de la mêlée et se rua sur lui : c’était Greyback, le loup-garou. Il renversa Harry avant que celui-ci ait pu brandir sa baguette. Il tomba en arrière, des cheveux répugnants collés contre son visage, une odeur pestilentielle de sueur et de sang le prenant à la gorge, un souffle brûlant et avide dans son cou…
— Petrificus totalus !
Harry sentit Greyback s’effondrer sur lui. Dans un prodigieux effort, il repoussa le loup-garou qui roula sur le sol. Un jet de lumière verte jaillit alors dans sa direction. Il se baissa et se précipita tête la première au cœur de la bataille. Ses pieds se posèrent sur quelque chose de glissant, de poisseux, et il trébucha : il y avait deux corps par terre, allongés à plat ventre dans une mare de sang, mais il n’avait pas le temps de les regarder de plus près. Car il venait d’apercevoir devant lui des cheveux roux qui voletaient comme des flammes : Ginny affrontait Amycus, le Mangemort à la silhouette massive, esquivant les maléfices qu’il lui jetait en rafales. Amycus gloussait de rire, trouvant le jeu très amusant.
— Endoloris… Endoloris… Tu ne pourras pas toujours danser comme ça, ma jolie…
— Impedimenta ! s’écria Harry.
Son sortilège atteignit Amycus en pleine poitrine. Il poussa un petit cri de goret, fut soulevé par le choc et violemment projeté contre le mur opposé, glissant à terre derrière Ron, le professeur McGonagall et Lupin, qui combattaient chacun un Mangemort. Plus loin, Harry vit Tonks aux prises avec un énorme sorcier blond. Celui-ci envoyait de tous côtés des maléfices qui ricochaient contre les murs, craquelant la pierre, fracassant la fenêtre la plus proche…
— Harry, d’où viens-tu ? s’écria Ginny, mais il n’eut pas le temps de lui répondre.
Tête baissée, il fonça droit devant, évitant de justesse une explosion qui projeta sur eux une pluie de débris arrachés au mur. Il ne fallait pas que Rogue s’échappe, il devait à tout prix le rattraper…
— Prends ça ! s’écria le professeur McGonagall.
Harry aperçut Alecto, la femme Mangemort, qui s’enfuyait dans le couloir, les bras au-dessus de la tête, son frère sur ses talons. Harry se rua à leur poursuite mais son pied heurta quelque chose et il se retrouva étalé de tout son long en travers des jambes de quelqu’un : il tourna la tête et distingua le visage rond et pâle de Neville, contre le sol.
— Neville, qu’est-ce que…
— ’a va, marmonna Neville, les mains crispées sur le ventre. Harry… Rogue et Malefoy… Ils sont passés…
— Je sais, j’essaye de les rattraper ! dit Harry, toujours par terre, lançant un maléfice à l’énorme Mangemort blond qui était à lui seul le responsable principal du chaos.
L’homme poussa un hurlement de douleur lorsque le maléfice l’atteignit en pleine tête. Il pivota, chancela, puis s’enfuit à toutes jambes derrière le frère et la sœur.
Harry se releva et se précipita le long du couloir, indifférent aux détonations qui résonnaient dans son dos, aux hurlements des autres qui lui criaient de revenir, à l’appel muet des silhouettes étendues à terre et dont il ignorait le sort…
Il dérapa en tournant l’angle du mur, ses baskets rendues glissantes par le sang qui s’y était collé. Rogue avait une avance considérable. Était-il déjà entré dans l’Armoire à Disparaître de la Salle sur Demande ou l’Ordre du Phénix avait-il réussi à en interdire l’accès, à empêcher les Mangemorts de s’échapper par ce moyen ? Il n’entendit plus que le martèlement de ses pas et le battement de son cœur, tandis qu’il s’élançait dans un nouveau couloir désert. Il aperçut alors une empreinte ensanglantée qui montrait qu’un des Mangemorts au moins se dirigeait vers l’entrée du château… L’accès de la Salle sur Demande était peut-être bel et bien bloqué…
Au moment où il tournait un autre coin de mur dans une longue glissade, un maléfice lui siffla aux oreilles et il plongea derrière une armure qui explosa. Il vit le frère et la sœur Mangemorts dévaler l’escalier de marbre devant lui et leur lança plusieurs sortilèges, mais il ne parvint à atteindre que quelques sorcières en perruque qui se trouvaient dans un tableau accroché au mur et s’enfuirent en hurlant dans les peintures voisines. Harry sauta par-dessus les débris de l’armure et entendit à nouveau des cris. D’autres personnes dans le château semblaient s’être réveillées…
Il s’engouffra dans un raccourci, espérant dépasser le frère et la sœur et se rapprocher de Rogue et de Malefoy qui étaient sûrement descendus dans le parc, à présent. Sans oublier de sauter par-dessus la marche escamotable, au milieu de l’escalier dérobé, il arriva en bas, franchit une tapisserie et fit irruption dans un couloir où se tenaient plusieurs Poufsouffle effarés, vêtus de pyjamas.
— Harry ! Nous avons entendu du bruit et quelqu’un a parlé de la Marque des Ténèbres…, commença Ernie Macmillan.
— Dégagez ! hurla Harry en repoussant brutalement deux élèves.
Il se précipita vers le palier et descendit le reste de l’escalier de marbre. Les portes de chêne avaient été forcées. On voyait des traces de sang sur le sol et des élèves terrifiés s’étaient blottis contre les murs, un ou deux d’entre eux se protégeant le visage de leurs bras. Le sablier géant de Gryffondor avait été fracassé par un sortilège et les rubis qu’il contenait ruisselaient sur les dalles dans un tintement sonore…
Harry traversa le hall à toutes jambes et sortit dans le parc. Il distingua alors trois silhouettes qui couraient sur la pelouse, en direction du portail, au-delà duquel on pouvait transplaner… Il reconnut le gigantesque Mangemort blond et un peu plus loin devant lui, Rogue et Malefoy…
L’air froid de la nuit lui déchira les poumons tandis qu’il bondissait à leur poursuite. Il aperçut au loin un éclair de lumière qui dessina brièvement les contours des fugitifs. Il ne savait pas ce qui l’avait provoqué mais il continua à courir, attendant d’être plus près d’eux pour lancer un maléfice…
Un autre éclair, des cris, des jets de lumière en riposte et Harry comprit : Hagrid avait surgi de sa cabane et tentait d’empêcher les Mangemorts de fuir. Malgré la sensation que chaque respiration lui lacérait les poumons, malgré le point de côté qui le brûlait comme une flamme, Harry continua de courir, une voix répétant dans sa tête : « Pas Hagrid… pas Hagrid aussi…»
Soudain, quelque chose frappa violemment Harry au creux des reins et il tomba en avant, sa tête heurtant le sol, du sang coulant à flots de son nez. Au moment même où il roula sur le dos, sa baguette pointée, il sut que le frère et la sœur qu’il avait dépassés grâce au raccourci le rattrapaient…
— Impedimenta ! hurla-t-il.
Il roula une nouvelle fois sur lui-même et resta tapi contre le sol plongé dans l’obscurité. Miraculeusement, son maléfice avait atteint l’un de ses poursuivants qui trébucha et s’effondra, entraînant l’autre dans sa chute. Harry se releva d’un bond et courut à nouveau derrière Rogue…
Il voyait à présent l’immense silhouette de Hagrid, illuminée par la lumière du croissant de lune qui venait d’apparaître derrière les nuages. Le Mangemort blond lançait des maléfices en cascade, mais la force colossale de Hagrid, la peau épaisse qu’il avait héritée de sa mère géante semblaient le protéger. Rogue et Malefoy, pendant ce temps, continuaient de courir. Ils auraient bientôt atteint le portail derrière lequel ils pourraient transplaner…
Harry passa en trombe devant Hagrid et son adversaire, visa le dos de Rogue et s’écria :
— Stupéfix !
Il rata sa cible. Le jet de lumière manqua la tête de Rogue qui s’exclama :
— Courez, Drago ! puis fit volte-face.
À vingt mètres l’un de l’autre, Harry et lui se regardèrent un instant avant de brandir leurs baguettes simultanément.
— Endol…
Mais Rogue para le maléfice, projetant Harry en arrière sans lui laisser le temps d’aller jusqu’au bout. Harry roula par terre puis se releva pendant que le gigantesque Mangemort hurlait derrière lui :
— Incendio !
Harry entendit une explosion et une lumière dansante aux teintes orangées se répandit sur eux : la cabane de Hagrid était en flammes.
— Crockdur est à l’intérieur, espèce d’abominable…, s’écria Hagrid.
— Endol…, lança Harry pour la deuxième fois, visant la silhouette illuminée par l’incendie, mais Rogue para à nouveau le maléfice.
Harry le vit ricaner.
— Vous n’allez quand même pas me jeter des Sortilèges Impardonnables, Potter ! s’exclama-t-il, sa voix couvrant le rugissement des flammes, les cris de Hagrid et les aboiements frénétiques de Crockdur, coincé dans la cabane embrasée. Vous n’en avez ni l’audace, ni la capacité.
— Incarc…, gronda Harry mais Rogue dévia le sortilège d’un geste du bras presque désinvolte.
— Battez-vous ! lui cria Harry. Battez-vous, espèce de lâche…
— Vous m’avez traité de lâche, Potter ? hurla Rogue. Lorsque votre père m’attaquait, c’était toujours à quatre contre un, alors je me demande comment vous l’appelleriez, lui ?
— Stupé…
— Paré, encore et toujours, jusqu’à ce que vous appreniez à vous taire et à fermer votre esprit, Potter ! railla Rogue en déviant une nouvelle fois le sortilège. Et toi, maintenant, viens ! cria-t-il au gigantesque Mangemort qui se trouvait derrière Harry. Il est temps de partir d’ici, avant que les gens du ministère arrivent…
— Impedi…
Mais avant qu’il ait fini de prononcer la formule, Harry ressentit une effroyable douleur et bascula dans l’herbe.
Quelqu’un hurlait. Il ne pourrait certainement pas survivre à une telle souffrance, Rogue allait le torturer jusqu’à ce qu’il en meure ou en devienne fou…
— Non ! rugit la voix de Rogue et la douleur cessa aussi soudainement qu’elle était apparue.
Harry était recroquevillé dans l’herbe sombre, haletant, la main crispée sur sa baguette. Quelque part au-dessus de lui, Rogue s’exclama :
— Avez-vous oublié les ordres ? Potter appartient au Seigneur des Ténèbres. Nous devons le lui laisser ! Allez-vous en d’ici ! Filez !
Harry sentit le sol trépider contre sa joue tandis que le frère et la sœur ainsi que le gigantesque Mangemort obéissaient, courant vers le portail. Harry poussa un cri de rage inarticulé : en cet instant, il ne lui importait plus de vivre ou de mourir. Se relevant péniblement, il s’avança à l’aveuglette, la démarche chancelante, en direction de Rogue, l’homme qu’il haïssait autant à présent qu’il haïssait Voldemort…
— Sectum…
Rogue agita sa baguette et le maléfice fut à nouveau repoussé. Mais Harry n’était plus qu’à quelques mètres de lui, maintenant, et il voyait enfin distinctement sa tête : Rogue ne ricanait plus, ne se moquait plus. Les flammes éclatantes révélaient un visage plein de fureur. Rassemblant tout son pouvoir de concentration, Harry pensa : « Levic…»
— Non, Potter ! s’écria Rogue.
Il y eut un BANG retentissant et Harry fut violemment précipité en arrière, tombant à nouveau sur le sol. Cette fois, sa baguette lui sauta des mains. Il entendit Hagrid vociférer et Crockdur hurler à la mort pendant que Rogue s’approchait de lui et le regardait de toute sa hauteur. Harry était étendu par terre, sans baguette, sans défense, comme Dumbledore l’avait été lui-même. Le visage blafard de Rogue, illuminé par la cabane en flammes, était baigné de la même haine qu’il avait laissée paraître avant de foudroyer Dumbledore.
— Vous osez m’attaquer avec mes propres sortilèges, Potter ? C’est moi qui les ai inventés – moi, le Prince de Sang-Mêlé ! Et vous voudriez retourner mes inventions contre moi, comme votre ignoble père, n’est-ce pas ? Je ne crois pas que vous y arriverez… Non !
Harry avait plongé vers sa baguette mais Rogue lança un maléfice et elle fut expédiée quelques mètres plus loin, hors de vue dans l’obscurité.
— Alors, tuez-moi, dit Harry, la voix haletante.
Il n’éprouvait aucune peur, simplement de la rage et du mépris.
— Tuez-moi comme vous l’avez tué lui, espèce de lâche…
— NE ME TRAITEZ PAS DE LÂCHE ! hurla Rogue.
Son visage était devenu soudain dément, inhumain, comme s’il éprouvait la même douleur que le chien jappant, gémissant, coincé dans la cabane en feu de Hagrid.
Rogue fendit l’air de sa baguette et Harry sentit quelque chose de brûlant, comme un fouet chauffé à blanc, lui frapper le visage en le plaquant brutalement contre le sol. Des taches de lumière explosèrent devant ses yeux et pendant un moment, il lui sembla impossible de reprendre son souffle. Puis il entendit au-dessus de lui un bruissement d’ailes et vit une forme gigantesque obscurcir les étoiles : Buck avait fondu sur Rogue qui recula en chancelant sous les serres aiguisées comme des rasoirs qui essayaient de le lacérer. Lorsque Harry se redressa, assis dans l’herbe, la tête lui tournant encore après son dernier choc avec le sol, il vit Rogue s’enfuir à toutes jambes, l’énorme bête battant des ailes derrière lui et hurlant comme jamais Harry ne l’avait entendue hurler…
Il se releva tant bien que mal et regarda alentour, hébété, à la recherche de sa baguette, espérant pouvoir reprendre la poursuite, mais lorsque ses doigts tâtonnèrent dans l’herbe, écartant des brindilles, il sut qu’il serait trop tard. En effet, quand il eut enfin remis la main sur sa baguette magique, il se retourna et vit l’hippogriffe voler en cercle au-dessus du portail : Rogue avait réussi à transplaner, juste derrière l’enceinte de l’école.
— Hagrid, marmonna Harry, encore étourdi, lançant des regards de tous côtés. HAGRID ?
Il s’avança vers la maison d’un pas vacillant et aperçut une immense silhouette qui émergeait des flammes, portant Crockdur sur son dos. Avec un cri de gratitude, Harry tomba à genoux, tremblant des pieds à la tête, le corps douloureux, le souffle saccadé, chaque respiration lui transperçant les poumons.
— Ça va, Harry ? Pas blessé ? Dis-moi quelque chose…
La grosse tête hirsute de Hagrid flottait au-dessus de lui, masquant les étoiles. Harry sentit une odeur de feu de bois et de poils de chien brûlés. Il tendit la main et caressa la tiédeur rassurante, vivante, de Crockdur qui frissonnait à côté de lui.
— Ça va bien, répondit Harry, haletant. Et vous ?
— Bien sûr que oui… Il en faut plus que ça pour m’avoir. Hagrid prit Harry par le bras et le souleva avec une telle force que ses pieds quittèrent le sol un instant avant qu’il se remette debout. Il vit du sang couler d’une profonde entaille sur la joue de Hagrid, juste au-dessous de son œil qui enflait rapidement.
— Nous devrions éteindre le feu, dit Harry. La formule, c’est Aguamenti…
— Je savais que c’était quelque chose comme ça, grommela Hagrid.
Il leva un parapluie rose à fleurs qui sentait le roussi et lança :
— Aguamenti !
Un jet d’eau jaillit alors de l’extrémité du parapluie. À son tour, Harry brandit sa baguette au bout de son bras qui lui sembla lourd comme du plomb et murmura également l’incantation. Ensemble, ils arrosèrent ainsi la maison jusqu’à ce que la dernière flamme s’éteigne.
— Ce n’est pas trop grave, affirma Hagrid, optimiste, en contemplant quelques minutes plus tard les ruines fumantes. Rien que Dumbledore ne puisse réparer…
Lorsqu’il entendit prononcer le nom, Harry éprouva une douleur déchirante au creux de l’estomac. Dans le silence et l’immobilité, il sentit l’horreur monter en lui.
— Hagrid…
— J’étais en train d’attacher les pattes de deux Botrucs quand je les ai entendus arriver, dit Hagrid avec tristesse, les yeux toujours fixés sur sa cabane dévastée. Ils ont dû être réduits en cendres, les malheureux…
— Hagrid…
— Qu’est-ce qui s’est passé, Harry ? J’ai simplement vu ces Mangemorts qui sortaient du château en courant mais qu’est-ce que Rogue pouvait bien fabriquer avec eux ? Où est-il passé ? Il les poursuivait ?
— Il…
Harry s’éclaircit la gorge, desséchée par la fumée et la panique.
— Hagrid, il a tué…
— Tué ? s’exclama Hagrid en le regardant avec des yeux ronds. Rogue a tué ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Dumbledore, acheva Harry. Rogue a tué… Dumbledore.
Hagrid le regarda. Ce que sa barbe laissait voir de son visage exprimait une totale incompréhension.
— Dumbledore quoi, Harry ?
— Il est mort. Rogue l’a tué…
— Ne raconte pas des choses pareilles, répliqua Hagrid d’un ton brusque. Rogue tuer Dumbledore… Ne sois pas stupide, Harry. Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Ça s’est passé sous mes yeux.
— Impossible.
— Je l’ai vu, Hagrid.
Hagrid hocha la tête : il paraissait incrédule mais compatissant, croyant visiblement que Harry avait reçu un choc sur le crâne, qu’il avait l’esprit embrouillé, peut-être à la suite d’un maléfice…
— Ce qui a dû se passer, c’est que Dumbledore a dit à Rogue de repartir avec les Mangemorts, assura Hagrid d’un ton confiant. Il faut qu’il continue à jouer son rôle, je suppose. Écoute, je vais te raccompagner à l’école. Viens, Harry…
Harry n’essaya pas de discuter ni d’expliquer. Il était toujours secoué de tremblements incontrôlables. Hagrid découvrirait la vérité bien assez tôt, beaucoup trop tôt… Quand ils repartirent vers le château, Harry vit qu’un grand nombre de fenêtres étaient allumées, à présent : il imaginait facilement ce qui se passait à l’intérieur, les élèves allant de salle en salle, se racontant que des Mangemorts étaient entrés, que la Marque brillait au-dessus de Poudlard, que quelqu’un avait dû être tué…
Les portes de chêne étaient ouvertes, la lumière qui provenait de l’intérieur inondant l’allée et la pelouse. Lentement, d’un pas indécis, des élèves descendaient les marches, jetant des regards inquiets autour d’eux, guettant le moindre signe de la présence des Mangemorts qui s’étaient enfuis dans la nuit. Les yeux de Harry, cependant, étaient fixés sur le sol, au pied de la plus haute tour. Il crut distinguer une forme noire, recroquevillée dans l’herbe, bien qu’il fût beaucoup trop loin pour cela. Mais tandis qu’il observait en silence l’endroit où il pensait que se trouvait le corps de Dumbledore, il vit plusieurs personnes converger dans cette direction.
— Qu’est-ce qu’ils regardent ? demanda Hagrid.
Harry et lui approchaient du château, Crockdur les suivant aussi près que possible.
— Qui est-ce qui est allongé dans l’herbe ? ajouta brusquement Hagrid.
Il se hâtait à présent vers la tour d’astronomie au bas de laquelle un groupe s’était formé.
— Tu as vu, Harry ? Juste au pied de la tour ? Sous la Marque… Mon Dieu… tu crois que quelqu’un a été jeté de…
Hagrid se tut, cette pensée lui paraissant trop horrible pour être exprimée à haute voix. Harry marchait à côté de lui, ressentant des élancements et des douleurs sur le visage et les jambes, là où l’avaient atteint les maléfices lancés au cours de la dernière demi-heure. Mais ses sensations étaient étrangement détachées comme si c’était quelqu’un d’autre qui les éprouvait à côté de lui. Ce qui était bien réel, en revanche, ce à quoi il ne pouvait échapper, c’était l’horrible sentiment d’oppression qui lui serrait la poitrine…
Hagrid et lui traversèrent comme dans un rêve la foule murmurante et parvinrent au premier rang, à l’endroit où élèves et professeurs muets de stupéfaction avaient laissé un espace libre.
Harry entendit Hagrid gémir sous le choc et la douleur mais il ne s’arrêta pas. Il continua d’avancer lentement jusqu’à l’endroit où Dumbledore était étendu et s’accroupit auprès de lui.
Harry avait su qu’il n’y avait plus d’espoir dès le moment où il s’était trouvé libéré du sortilège du Saucisson auquel Dumbledore l’avait soumis. Il savait que cela ne pouvait se produire que si celui qui l’avait jeté était mort. Mais il n’était toujours pas préparé à voir ainsi étendu les bras en croix, brisé, le plus grand sorcier qu’il ait jamais rencontré ou qu’il rencontrerait jamais.
Les yeux de Dumbledore étaient clos. Si ses bras et ses jambes n’avaient pas formé cet angle étrange, on aurait pu croire qu’il dormait. Harry tendit la main, rajusta les lunettes en demi-lune sur le nez aquilin et essuya avec sa propre manche un filet de sang qui coulait de sa bouche. Puis il baissa les yeux vers le visage ridé du vieux sage et essaya d’assimiler cette vérité monstrueuse et incompréhensible : jamais plus Dumbledore ne lui parlerait, jamais plus il ne pourrait lui venir en aide…
La foule murmurait derrière Harry. Au bout d’un long moment, il se rendit compte qu’il s’était agenouillé sur quelque chose de dur et regarda ce que c’était.
Le médaillon dont ils avaient réussi à s’emparer plusieurs heures auparavant était tombé de la poche de Dumbledore. Il s’était ouvert, sans doute sous la violence du choc. Bien qu’il fût incapable d’éprouver davantage de douleur, d’horreur, de tristesse qu’il n’en ressentait déjà, Harry sut en le ramassant qu’il y avait quelque chose d’anormal…
Il retourna le médaillon entre ses mains. Il n’était pas aussi grand que celui qu’il avait vu dans la Pensine, aucun signe n’était gravé dessus, et on n’y voyait pas le S ornementé qui était censé être la marque de Serpentard. Par surcroît, il n’y avait rien à l’intérieur, à part un morceau de parchemin plié, glissé à l’endroit où aurait dû se trouver un portrait.
Machinalement, sans vraiment penser à ce qu’il faisait, Harry ôta le morceau de parchemin, le déplia et le lut à la lumière des nombreuses baguettes magiques qui s’étaient allumées autour de lui :
Au Seigneur des Ténèbres,
Je sais que je ne serai plus de ce monde
bien avant que vous ne lisiez ceci
mais je veux que vous sachiez que c’est moi
qui ai découvert votre secret.
J’ai volé le véritable Horcruxe
et j’ai l’intention de le détruire dès que je le pourrai.
J’affronte la mort dans l’espoir
que lorsque vous rencontrerez un adversaire de votre taille,
vous serez redevenu mortel.
R.A.B.
Harry ne savait pas ce que signifiait ce message et il s’en fichait. Une seule chose comptait : ce médaillon n’était pas un Horcruxe. Dumbledore s’était affaibli pour rien en buvant cette terrible potion. Harry chiffonna le parchemin entre ses doigts et des larmes lui brûlèrent les yeux tandis que Crockdur, derrière lui, hurlait à la mort.